A quatre mois du prochain sommet des Nations unies, six syndicats et organisations de la société civile française dénoncent dans une tribune au « Monde » une rencontre qui fait fi du multilatéralisme, et demandent officiellement au gouvernement français de se retirer.
Tribune. Le nouveau Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires qui se tiendra en septembre 2021 aurait pu être porteur d’avancées cruciales et grandement nécessaires dans le contexte sanitaire, économique et environnemental actuel. Pourtant, de nombreuses et profondes inquiétudes assombrissent cette initiative.
Annoncé en 2019, ce sommet est le fruit d’une nouvelle collaboration entre le Forum économique mondial et le secrétaire général des Nations unies. Les Etats membres des Nations unies, traditionnels garants de ce type d’initiative, n’ont jamais vraiment été consultés et l’Assemblée générale de l’ONU n’a même pas eu à se prononcer sur le sujet. C’est pourtant son rôle : c’est elle qui a validé par le passé la tenue des sommets alimentaires mondiaux de 1996 et de 2009.
Dès son annonce, ce sommet a donc fait fi d’un multilatéralisme pourtant indispensable et a progressivement marginalisé l’ensemble des acteurs souhaitant une réelle transformation sociale et écologique des systèmes agricoles et alimentaires. Un grand nombre d’Etats, de chercheurs et d’organisations de la société civile se sont ainsi retrouvés exclus des mécanismes de gouvernance du sommet ou n’ont été impliqués qu’a minima dans un faux-semblant de consultation.
Une urgence à agir
En parallèle, les organisateurs ont déroulé le tapis rouge aux principaux promoteurs d’une « révolution verte agricole » – OGM, digitalisation de l’agriculture, utilisation massive de pesticides et d’engrais de synthèse – dont on connaît les impacts dévastateurs partout dans le monde. Ces « solutions technologiques » seules capables, selon les organisateurs du sommet, de « changer la donne », renforcent toutes le système agro-industriel dominant et se font au détriment d’une vraie transformation agroécologique
Pourtant, l’impératif d’assurer la souveraineté alimentaire et le droit à l’alimentation des populations, et l’urgence de répondre aux crises climatiques environnementales nécessitent au contraire de repenser nos pratiques agricoles et alimentaires, de renforcer un tissu dense de fermes à dimension humaine, et de permettre aux agricultrices et aux agriculteurs de vivre dignement, partout dans le monde.
Il y a urgence à agir. Les prix des denrées alimentaires flambent, victimes de la spéculation, de la dérégulation des marchés et de la crise climatique. Le monde risque actuellement une des pires crises alimentaires du XXIe siècle. Comme pour les crises de 2008 et de 2011, le problème n’est pas un manque global de production agricole, mais un grave manque de redistribution au sein des filières alimentaires et de spéculation sur les marchés agricoles.
La responsabilité de la France
Ici comme ailleurs, la grande majorité des paysans vivent dans la pauvreté et se retrouvent prisonniers d’un système agroalimentaire destructeur qui leur est imposé par les principales multinationales du secteur à grand renfort de soutiens des pouvoirs publics. Partout, les conséquences environnementales de ces modes de culture et d’élevage industriels sont catastrophiques, que ce soit en termes de déforestation, de dérèglement climatique, de pollution des sols et des eaux ou de perte de biodiversité.
La France a une responsabilité particulière envers ce sommet. Après les émeutes de la faim de 2008, notre diplomatie a joué un rôle majeur pour réformer la gouvernance internationale sur les questions agricoles et alimentaires. Le Comité pour la sécurité alimentaire mondiale (CSA) des Nations unies a été profondément renforcé et démocratisé, la France faisant en sorte que les premiers concernés par la faim, à savoir les paysans, les éleveurs, les pêcheurs et les peuples autochtones, aient leur mot à dire sur le sujet.
Notre pays est par ailleurs traditionnellement un grand défenseur des valeurs liées au multilatéralisme, où les Etats décident sur la base du principe « un pays = une voix ». Or, la France est jusqu’à présent restée particulièrement silencieuse face aux dérives de ce sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires ainsi que sur les failles de ses outils de gouvernance, qui font la part belle aux intérêts privés tout en marginalisant les voix de millions de paysans et de paysannes.
Le déshonneur de l’ONU
Ce silence français est coupable. Partout dans le monde, des voix dénoncent l’orientation de ce sommet : tribune des rapporteurs spéciaux aux droits à l’alimentation, courrier du rapporteur à la pauvreté, lettre ouverte de plus de 350 organisations de la société civile, etc.
Ce sommet entend placer l’avenir de millions de paysans, de milliards de consommateurs et de la planète tout entière entre les mains d’un nombre réduit d’entreprises multinationales qui cherchent à s’accaparer les terres, les semences et l’eau, et portent une responsabilité majeure dans la crise environnementale et climatique en cours.
L’initiative aura d’ailleurs des conséquences au niveau national : son projet de digitalisation de l’agriculture renforcera par exemple de manière drastique le contrôle des quatre « géants du numérique » sur l’alimentation de toutes et tous. Tout l’opposé en somme du projet de « souveraineté agricole » vanté par notre ministre de l’agriculture lors de la récente annonce de son nouveau Varenne de l’agriculture et du climat. L’ONU s’est perdue dans cette initiative qui se construit à l’encontre de la souveraineté alimentaire des peuples et la France doit le dénoncer.
Nous demandons au gouvernement français de quitter sans attendre toutes les instances organisationnelles de ce sommet. C’est au sein du Comité pour la Sécurité alimentaire mondiale, seule instance internationale réellement inclusive à même de parler du futur de notre alimentation, que la France doit placer son énergie pour avancer vers des systèmes alimentaires plus justes et plus résilients.
Les signataires : Evelyne Boulogne, porte-parole du Miramap ; Manuèle Derolez, déléguée générale du CCFD-Terre Solidaire ; Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France ; Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne ; Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France ; Pierre Micheletti, président d’Action contre la faim.